Lettre aux jeunes artistes
Personne mieux que vous, artistes, ne peut avoir l'intuition du monde à créer. À tous ceux qui, avec un dévouement passionné, cherchent de nouvelles poétiques et économies d'existence, s'ouvre un temps opportun de crise. Ce temps est vôtre, pour autant que vous apparaisse l'évidence : la crise de la culture doit se muer en une culture de la crise.
Pour cela, il vous faut briser plusieurs représentations normatives, ces vues de l'esprit qui structurent notre appréhension de la réalité, aussi ancrées soient-elles ; peut-être sont-elles votre premier obstacle, elles qui déterminent nos modes d'être, d'agir, de (faire) circuler, de produire et d'user.
Retrouvez premièrement le juste sens de la « crise ». Que ce terme ne vous effraie : krisis désigne votre jugement, votre capacité de discernement en un moment décisif. Ce moment, saisissez-le, cueillez l'opportunité d'inventer la vie qui vient. Car la nature qui se pense et se domestique (ce que nous appelons la culture) a tiré de ses observations cette leçon : il vient des moments où le vivant s'adapte ou disparaît (sous une forme donnée). La culture n'étant rien d'autre qu'un évènement de la nature (l'une de ses manifestations, remarquablement complexe), elle en partage le sort, la fluctuation, le mouvement. Dans ce contexte de nécessaire résilience, la capacité d'invention est une formidable ressource dont dispose l'humain ; elle lui permet de projeter et de réaliser. Elle conçoit et œuvre. Ce pouvoir de poièsis (de création) est le propre de votre activité, qui relève d'un art.
La deuxième représentation qu'il vous faut mettre en question tient précisément à la compréhension même de ce terme : « art ». Celui-ci, rappelons-le, fut d'abord un moyen, dans son sens premier (ars, tekhnè, la « technique », la « manière de faire »), une pratique (et la manière de l'exercer – le style) au service d'une fin, qui la dépasse : il est la maîtrise de techniques capables de faire advenir ce qui n'est pas encore (le projet). Ainsi en va-t-il des métiers d'art qu'ont pratiqués et transmis les artistes/artisans de l'Antiquité au Moyen Âge – dans une hiérarchie distinguant les arts libéraux (arts de l'esprit, intellectuels et scientifiques) des arts mécaniques (arts de la main et de la matière). Pour l'artiste de la Renaissance, dessiner le monde, c'est le concevoir, le modéliser, l'architecturer (ordonnancer, construire), l'informer (to design) : cette activité contient un projet, un dessein. Plus récemment, au siècle dernier, l'art s'est focalisé sur cette interprétation de l'art comme idée, comme concept, dématérialisant cette activité qui dès lors put s'informer tant dans un objet que dans une démarche, un geste, une attitude. Que nous apprend cette histoire de l'« art » ? Elle rend compte de son évolution, l'Histoire agissant comme un entonnoir lexical ayant réduit l'acception première du terme (tekhnè, ars, ou l'ensemble des règles d'une opération – il y a en ce sens un art pour toute chose) à une signification limitée : l'art désigne aujourd'hui un certain genre d'ouvrage, produit en un certain monde de l'art, participant d'une plus large culture. Tout art, néanmoins, impliqua en son temps un savoir et un faire, au service d'une fin extérieure ou de sa propre cause.
Ceci nous amène à poser cette question, fondamentale : qui êtes-vous, artistes de ce XXIe siècle, et quel est votre projet (c'est-à-dire à quelle fin tendent vos savoir-faire, vos ars) ?
Force est d'admettre qu'à cette heure, deux profils dominent : les artistes héritiers du modèle des Beaux-Arts entretenant les règles évolutives du monde de l'art, et les artistes participant des industries culturelles, qui ont émergé sans cesser de se renforcer au cours de ces deux derniers siècles – structurant la logique culturelle dominante. En tant qu'artistes, il vous appartient soit de valider ces modèles et de les entretenir, soit de vous en émanciper et reconnaître la tâche nouvelle, ambitieuse et excitante qui à nos yeux vous incombe : participer aux modélisations écosophiques qui prendront part à la résolution des crises systémiques, pour une culture plus résiliente, en accord avec les recommandations et orientations des études et plans qui se multiplient en cette période de crise sanitaire, fruits de nombreux comités éclairés et autres think tanks.
Cette tâche implique une troisième représentation à contester : la perception de la culture comme « secteur », qui implique son économie propre (c'est l'un des principaux écueils qu'entretiennent aujourd'hui les professionnels et commentateurs de la culture, légitimant celle-ci sous l'angle du quantifiable – cette maladie porte un nom : la quantophrénie – et de l'autonomie, faisant de l'économie de la culture sa condition nécessaire). Sectoriser, c'est refuser de comprendre la culture comme flux, dans la dynamique de sa diffusion permanente et en tous lieux. Sectoriser, c'est délier.
Entendez cet appel comme une invitation à vous détacher, combattre, lutter contre le confort de ces représentations établies, des pensées et pouvoirs institués, en ce compris dans le chef d'artistes et experts de la culture, s'ils sont incapables d'accepter ou tout au moins de reconnaître le challenge de leur adaptation nécessaire.
Refusez-les plus encore s'ils vous condamnent à la seule production de biens et événements culturels relevant de la distraction ou de l'expression narcissique, doublé de leur fin marchande, vous qui avez tant à faire dans un monde qui excède ce seul marché, ce « secteur ».
Refusez cette perception réductrice de ce que sont les arts et plus encore la culture, perception qui enferme les potentialités contenues dans chacun de vos ars. Doutez de l'expertise de ceux qui tiennent pour acquis et immuables ces lieux communs sans pouvoir les mettre en perspective au regard des mutations de notre époque, confrontée aux enjeux environnementaux, énergétiques, sociétaux d'une complexité croissante, et à une échelle globale, planétaire.
Car c'est dans cette complexité qu'il vous faut opérer (complexus, « ce qui est tissé ensemble »). Favorisez les approches systémiques, en accord avec l'esprit du temps (l'épistémologie complexe), seule manière de dépasser la vision parcellaire et sectorielle de nos activités, par nature interdépendantes.
Investissez des territoires qui excèdent le dit « secteur » culturel : mettez à profit cette poièsis dans les métiers du design, de l'architecture, de l'urbanisme et de la construction, travaillez en étroite collaboration avec les façonneurs de paysage, comme les opérateurs agricoles et sylvicoles, tissez le dialogue avec les sciences du vivant, inspirez-vous et inspirez les techniciens de l'énergie, recherchez des applications positives aux trouvailles de la science, questionnez la fabrique vestimentaire, les usages alimentaires, contribuez par vos récits à développer les métiers de la transmission et de l'éducation...
Ayez dans la ligne de mire l'action ou tout au moins la compréhension systémique de vos arts de faire. Privilégiez les rencontres et transversalités qui seront opérantes, fructueuses. En ce sens, cultivez le symbolique, mais favorisez l'action, l'opérationnel : il ne s'agit pas seulement d'imaginer ou dépeindre le monde, mais de travailler à son organisation, par-delà les territoires et lieux réservés de l'art. À un plus large niveau, travaillons à une structure étendue de l'apprentissage des arts, plus ouverte, systémique, pour que ceux-ci aient un impact significatif sur le réel, qu'ils informent, au sens propre (donner forme).
Il ne s'agit pas par cet appel de rejouer une énième querelle des Anciens et des Modernes, mais de confronter un monde à un monde (un monde est la représentation d'un certain ordre, agencement – il n'est qu'un parmi d'autres possibles). Vous, artistes, ouvrez le champ ; par vos recherches, expérimentations et propositions, dépassez la sectorisation au profit d'interrelations fécondes. Agissez à la croisée des activités humaines avec le monde pour projet.
TERRE, mai 2020