L'Alchimiste
Ampolline,
le chant de l'abeille
En pays de Haine, terre lourde des vestiges d’un passé enseveli, l’Alchimiste, ainsi nommé dans le cru, arpente les rues silencieuses d’une ville de province figée dans la brume du temps. Des pas qui le mènent là où le visible cède à l’invisible, où les souvenirs rencontrent les légendes dans une quête de sens, obstinée et érudite. Hanté par l’énigmatique Ampolline, toponyme ancien dont l’écho résonne encore à l’ombre de l’antique forêt Charbonnière, l’Alchimiste s'aventure dans les profondeurs d’une modeste et commune bourgade, sur les traces d’une abbaye disparue, que les abeilles, jadis messagères des dieux, ont depuis longtemps désertée. L’enquête qu’il mène, sur le fil du rasoir, révèle à chaque indice une faille dans le réel, ouvrant une brèche sur un passé que le poids des siècles a peu à peu effacé. Dans les ancestraux chemins creux et les sources silencieuses de la Haine, dans les salles feutrées d’un fastueux château et sous les vitraux des églises délaissées, résonnent, pour qui sait les entendre, les noms d’Irmine, de Foillan et de Madelgaire, l’histoire d’un roi déchu, d’un reliquaire perdu et d’un prince accapareur. Et les mille voix d’une allègre et pittoresque confrérie. C'est à l'écoute de ces échos de l'histoire qu'en promeneur solitaire du patrimoine régional, l’Alchimiste s’attelle à dévoiler un secret enfoui sous les racines mêmes de la localité, là où la mémoire se confond avec l’oubli. Ce récit initiatique, ancré dans le réel, se déploie comme une exploration du souvenir, une enquête historique à la dimension symboliste, où la recherche obsédante du savoir s’érige en lutte contre l’effacement, une tentative de rendre à la lumière ce que l’histoire a recouvert. Il est une invitation à voir et à lire, jusqu’au paysage et aux gens du pays - passés, présents et à venir. Une ôde à la mémoire des lieux, au patrimoine, à la nature et au temps. Une plongée dans les arcanes d’un monde où le silence des pierres et le chant des abeilles racontent plus que les mots eux-mêmes.
I
À l’horizon, une toile cotonneuse de nuages grisâtres s’étendait à perte de vue, encadrant le paysage de la vallée de la Haine d’une tristesse mélancolique. La pluie, fine et insistante, avait lissé la campagne d’un vernis humide, transformant les champs en une étendue argentée qui reflétait le ciel morose. Les arbres, pour certains déjà dénudés, se dressaient éparses et fantomatiques, gardiens solennels veillant sur une contrée apaisée. Tapie dans la grisaille, la petite ville du Rœulx semblait figée dans le temps, prisonnière d’une quiétude monotone. Les façades des maisons, lourdes de souvenirs silencieux, se pressaient les unes contre les autres, formant un ensemble compact qu’articulaient des rues dont le plan rappelait les structures originelles de la ville médiévale, oubliée. Les voitures rares glissaient silencieusement sur l’asphalte, luisant sous la pluie. Au pied de l’église, tintant chaque heure avec une régularité apaisante, les vitres embuées d’une modeste bâtisse au charme désuet témoignaient d’une atmosphère chaleureuse, caractéristique de ces estaminets traditionnels de province, dont l’existence menacée ne tenait plus qu’ à quelques établissements qui avaient survécu à leur disparition progressive au cours du dernier siècle, refuges d’une socialité révolue. À l’intérieur, la lueur tamisée des lampes éclairait les visages de quelques habitués, attablés dans un presque silence, bercé par le ronronnement d’une conversation feutrée. Un homme se tenait là, assis devant une fenêtre à carreaux, une bière posée devant lui. L’air songeur, il fixait d’un regard absent la pluie qui ruisselait sur les vitres et, par-delà, la monumentale silhouette de l’église, là où de sa hauteur la pierre s’élevait immuable. Ses traits énigmatiques défiaient toute tentative d’interprétation, lui conférant une apparence aussi insaisissable que les ombres de l’histoire qui hantaient son esprit. Ses yeux bruns reflétaient une lueur d’excitation contenue, une passion secrète qui le consumait. Le Rœulx était pour lui une vieille amie, une compagne et une confidente de temps révolus. « Toujours on y revient », disait un adage local. Des années durant il avait arpenté la petite ville, intra et extra-muros, en recueillant traces, souvenirs, récits et légendes, entretenant un amour profond pour les mystères qui semblaient se cacher à chaque coin de ses rues. Le territoire habité était pour lui, à la façon d’un palimpseste, à la fois trace et devenir ; de ses occupations antérieures, connues et méconnues, à son état le plus récent, il était un texte en perpétuel effacement et réécriture. « L’arpenter, au présent, c’est fouler le passé, et le souvenir des lieux leur confère autant de valeur que de mystère : il les rehausse d’intérêt », songeait-il. Mais le passé s’évaporait comme la brume du jour, et il se sentait de plus en plus étranger à ces lieux qu’il avait tant chéris. Son regard s’arrêta sur un fatras de pavés sur lesquels la pluie cessait de ruisseler, matériaux inertes du nouvel aménagement urbain aux abords de l’église, qui à cette heure, comme toute chose, semblait à l’arrêt. Le chantier révélait de l’espace un visage différent de ce que l’homme lui avait connu. La transformation de la ville était inévitable ; par son altération elle figurait la marche implacable du temps. Il enviait ces villes et villages que l’atmosphère drapait d’une tranquillité apparemment immuable, comme si le temps avait choisi ces lieux pour y faire halte et y demeurer, pétrifiant chaque pierre, chaque rue, chaque pavé, figeant chaque instant dans une éternelle douceur provinciale. Il éprouvait un sentiment de solastalgie diffuse, tentant par la rêverie de consoler sa nostalgie pour le temps écoulé. Pourtant, même s’il se sentait de plus en plus étranger à ces lieux, il n’avait nulle part ailleurs où il se savait si naturellement chez lui. C’était le lieu du germe ; il y avait planté ses racines. Il entretenait avec cet endroit un attachement distant qu’il cultivait notamment par son appartenance à une confrérie locale, mêlant folklore, culture brassicole et curiosité pour la chose historique, au sein de laquelle on le désignait par le sibyllin surnom de l’Alchimiste. Deux ans auparavant, en cette même ville, à la requête de cette association, il avait tenu une conférence traitant d’un obscur toponyme surgi de textes anciens. Ce sujet le distrayait des thèmes qu’il avait coutume de traiter dans ses cours universitaires, et il avait pris un secret plaisir à constituer un compte-rendu de réflexion mêlant l’exigence de la recherche à la poésie de son affection pour le village qui l’avait enfanté. L’exposé, qu’il présentait comme le résultat d’une enquête historiographique, toponymique et archéologique sur les origines du Rœulx, articulait l’histoire séculaire de la localité, sa relation avec un moine pérégrin irlandais décédé dans la région vers 655, Foillan – devenu saint Feuillen dans la tradition locale –, ses hagiographes et l’abbaye prémontrée établie à l’endroit présumé du martyre, que des textes anciens dénommaient mystérieusement « Ampolline ». Ce nom qui avait persisté à travers les âges comme une énigme sans réponse était au cœur de la recherche qui obsédait l’Alchimiste depuis plusieurs années. Il avait entrepris la recherche de ce lieu caché à l’ombre de l’antique et dense forêt Charbonnière qui, après l’an mil, allait se morceler, peu à peu défrichée. Il avait réuni quantité de documents historiques, de textes hagiographiques, de cartes et d’analyses archéologiques pour engager un voyage dans les méandres de l’histoire régionale. Il avait trouvé dans les textes médiévaux et dans ceux de leurs exégètes quelques indices topographiques permettant de situer l’endroit qu’un chanoine de Fosses, Hillin, peu avant 1100, avait le premier nommé "Ampolinis", se référant à l’appellation indigène du site. Parmi ces éléments, l’Alchimiste s’était intéressé au lieu-dit Sénophe, quelque part dans la Charbonnière, où fut élevée une chapelle en la mémoire du saint, ainsi qu’ à la présence, en cet endroit semblait-il, d’une vaste clairière en contrebas d’un promontoire dominant la contrée, qu’arrosait une source berçant de son eau calme l’environnement fécond. Il méditait sur le relief légèrement accidenté de la région, les chemins de crête empruntés par les ancêtres, les replis secrets de la forêt et les multiples sources qui parsemaient le paysage doucement vallonné de l’entre Senne et Haine, cherchant à dévoiler le mystère enfoui dans les possibles usages notamment cultuels de ces éléments naturels. Il s'était autorisé quelques spéculations sur la possible continuité de culte entre d’antiques pratiques naturistes et l'instauration, en ce haut Moyen-Âge, d'une vénération nouvelle : celle d'un saint dont le martyre aurait purifié une terre souillée par l’idolâtrie païenne, ainsi que le présentèrent les exégètes chrétiens, dépeignant Foillan en parangon de sainteté, victorieux des ténèbres impies. Ce lieu de l'antique Nervie avait-il réellement été le théâtre d'infâmes dévotions solaires, comme le prétendirent quelques auteurs à l’imagination douteuse ? Ampolline, interprétée – probablement à tort, argumentait-il – comme la « vallée d'Apollon », fut-elle jadis le sanctuaire d'un culte naturiste, un temple païen ou nemeton oublié au cœur de la vaste Charbonnière, avant de céder la place à une chapelle placée sous le patronage de Foillan, prélude à l'édification de l'abbaye Saint-Feuillien qui devait prospérer jusqu'à la Révolution ? Dans quelle terre énigmatique cette bourgade du Hainaut avait-elle pris racines, pour devenir, après des siècles de faste et d’influence, semblable à tant d’autres ? Un lieu dénommé Ampolline avait-il seulement existé ? Nul ne le saura jamais. Il ne restait que le silence de l’énigme, la voix éteinte du mystère, le souvenir d’un fantôme qui n’avait pu livrer tous ses secrets. L’Alchimiste s’était toutefois appliqué à démontrer que l’historiographie de Foillan, tout comme celle du Rœulx, se fondaient sur un édifice élaboré à partir de présupposés et d’interprétations abusives, appelant à une approche raisonnée, une lecture moderne et critique des sources, comme l’avaient fait avant lui d’éminents historiens, tels Paul Grosjean et Gabriel Wymans. Modestement il espérait démêler l’écheveau, mais il avait conscience que sa quête n’éveillait guère d’intérêt. L’obsession du passé semblait désuète à l’ère d’un perpétuel présent, où l’avenir lui-même échappait à toute possibilité de projection. Sachant même la population locale étrangère à ces préoccupations, inquiète et distraite par d’autres tumultes en ces temps de crises, l’Alchimiste s’était résolu à continuer son investigation en toute discrétion, portant en lui cette inclination naturelle à la solitude. Il rêvait de transcender les barrières du temps pour les ramener à la clarté du présent. Cette recherche était devenue pour lui un luxe oisif, qu’il s’autorisait parce qu’elle lui offrait l’occasion d’une échappée, d’une rêverie en d’autres temps. C’était pour lui une manière de hanter ces lieux, d’y voyager à l’envie en corps et en pensée. Un tintement de cloche, clair et pénétrant, le tira brusquement de ses réflexions et de la quiétude de l’instant. Il leva les yeux vers l’horloge de l’église, qui sonnait les six coups du soir. Il ne pouvait se permettre d’être en retard. Il lui fallait en quelques minutes parcourir la rue principale pour parvenir aux grilles du château, devant lesquelles devaient déjà patienter quelques membres de la confrérie, qu’il rejoignait ce soir-là. L’homme se leva, empoigna sa veste et salua d’un air précipité le tenancier qui le remercia. À l’instant même où il se tint sur le seuil de l’estaminet, un rayon de lumière dorée perça les nuages, faisant étinceler l’humidité encore suspendue dans l’air, empli d’un parfum de terre mouillée, le pétrichor. La scène devant lui se métamorphosa. À mesure que le ciel se dégageait, la lumière de cette soirée d’octobre révélait les couleurs de la ville. Les façades des maisons semblaient plus vivantes, les pavés brillaient sous l’effet de l’humidité, et les arbres arboraient des teintes automnales éclatantes. C’était comme si, pour un court instant, la ville elle-même s’éveillait à sa propre beauté, dissimulée par le voile opaque du quotidien. Une lueur d’excitation brûlait dans le regard de l’Alchimiste. Il attendait ce moment depuis longtemps, avec une anticipation presque enfantine. Ce soir-là, il avait rendez-vous au château, forteresse patrimoniale dont les portes avaient été closes au public depuis des décennies. Le domaine du château, à l’origine de la ville même, était depuis longtemps enceint par un mur qui, lorsqu’on le longeait, attisait les imaginaires. Il contenait le souvenir de l’ancienne abbaye, et l’étang où l’on situe légendairement le martyre de Foillan. Pour les Rhodiens à qui ce pan de l’histoire avait été confisqué, ce domaine demeurait hors d’atteinte. Ils nourrissaient tous l’espoir de pouvoir un jour redécouvrir ce patrimoine, propriété de longue date de la maison de Croÿ. Ce jour offrait donc une opportunité rare d’explorer un lieu riche d’histoires, d’anecdotes et de mystères. Cette occasion inespérée, il la devait à un confrère que le groupe dénommait le Maître Meunier, et qui pour des raisons professionnelles était en relation étroite avec le Prince de Croÿ, maître des lieux. Depuis presque deux ans, il s’efforçait inlassablement de le persuader d’ouvrir les portes du domaine aux membres de la confrérie pour une visite exceptionnelle. Le Prince, par désir de maintenir l’équilibre des faveurs et de tirer parti de l’assistance du Meunier, promettait depuis longtemps de considérer cette requête et d’accueillir le groupe, le temps d’une brève immersion commentée. Les mois s’écoulaient et l’hôte ne faisait que remettre cette occasion à une saison plus favorable. On ignore par quelle astucieuse stratégie le Meunier parvint à convaincre le Prince d’enfin planifier ce rendez-vous tant espéré. Malgré son enthousiasme, l’Alchimiste ne nourrissait aucune attente particulière quant à cette visite. Il savait que les vieilles pierres du château pourraient bien ne lui révéler aucun secret qu’il n’avait déjà découvert au fil de ses incursions solitaires. Les murs du lieu gardaient farouchement leurs mystères, résistant à toute tentative de les forcer à se dévoiler. Mais l’idée de pénétrer à nouveau l’édifice historique, d’arpenter ses couloirs longtemps interdits, lui procurait une satisfaction profonde, presque sensuelle. Il marchait d’un pas déterminé, le regard fixé sur l’extrémité de la rue qui semblait s’étendre devant lui. Il savait que le temps ne s’étirait que pour mieux se dérober. Chaque pas qu’il faisait le rapprochait du château, mais aussi de la fin de ce jour d’exception. Il savait que le plaisir serait aussi saillant que fugitif, le temps d’un battement de cil, aussi fugace que la lumière du crépuscule doré qui maintenant baignait la ville. La visite au château, le repas partagé avec les confrères, tout cela, si vite passé, ne serait bientôt qu’un souvenir. Cette connaissance intime du caractère éphémère de la joie le remplissait comme souvent d’une mélancolie sourde. Mais cette fine conscience de la brièveté des choses ne devait en rien gâcher le plaisir que lui réservait cette soirée. Il pressa donc le pas, pour s’y engager le cœur battant. À mesure qu’il gravissait la rue, il sentait s’intensifier son exaltation, et poindre l’ivresse. La ville presque déserte semblait s’animer, racontant des histoires silencieuses à celui qui voulait bien les écouter. À la fois familière et étrange, elle lui murmurait ce qu’à d’autres elle taisait, telle une vieille amie qui avait subi les outrages du temps. Ainsi en allait-il également des confrères qu’il apercevait à présent, après qu’il eut viré à l’angle de la rue. À distance il croisa le regard de certains, postés devant la grille de fer forgé majestueusement encadrée de ses deux colonnes surmontées de sculptures séculaires, et leur sourire immédiatement partagé trahissait l’humeur qui pétillait au fond d’eux. Les nuages se dissipaient encore, et par sa palette pastel le ciel laissait entrevoir une soirée prometteuse.
II
La brise emportait loin leurs voix qui carillonnaient devant les imposantes grilles du château. Les confrères échangèrent de chaleureuses salutations, témoignage de la camaraderie qui les liait. Bien que leurs statuts, âges et horizons différaient, tous partageaient un lien indéfectible avec la ville du Rœulx. Non seulement ils étaient les chantres de la brasserie qui, depuis cent cinquante ans, entretenait dans la localité un savoir-faire ancestral, autrefois exercé par les moines de l’abbaye disparue et aujourd’hui reconnu à travers le monde, mais, surtout, chacun avait à sa manière une contribution à apporter à la mémoire des lieux, et savait faire lien, cultiver une forme de reliance avec les gens et les choses en cette terre. Bien que certains membres manquaient à l’appel ce soir-là, la majorité de l’assemblée était présente. Le concierge et gardien vigilant de ces lieux depuis des décennies se tenait devant le portique pour accueillir le groupe. Il ouvrit la petite porte verte, modeste entrée située à gauche du somptueux portail en fer forgé, et convia les visiteurs à entrer. C’était un homme d’âge mûr, que l’on devinait proche de la retraite mais dévoué à sa fonction. Il salua de son béret ceux qu’il reconnut, et eut un sourire pour chacun. Il emboîta le pas au groupe, qui s’animait de discussions éparses. Ils empruntèrent l’allée de gravier qui encadrait une prairie plantée de trois gigantesques érables, menant au château qui s’imposait en majesté dans la lumière du soir. L’Alchimiste connaissait bien l’édifice, de l’extérieur du moins, et regrettait que rien dans la façade actuelle, assez tardive car remaniée entre 1713 et 1760 dans un souci de modernisation et d’esthétisme, ne dise l’ancienneté du bâti. Les vestiges des murs d’origine, des XIIe et peut-être XIe siècles, subsistaient encore du côté de la porte dite Nivelloise, à l’est, ainsi qu’en partie sous la façade arrière. Pour l’heure, il se contenterait d’apprécier dans cette perspective frontale le revêtement en briques rouges de la façade qui reflétait le goût artistique de l’époque. Il ne put s’empêcher de lever discrètement les yeux vers le fronton qui la couronnait. Son triangle était ornementé d’armoiries et de trophées qui encadraient l’écusson aux armes des ducs de Croÿ. Au XIXe siècle, le « roi » d’une des confréries de tir à l’arc de la ville fit le pari d’envoyer une flèche au centre de l’écusson depuis la grille d’entrée, soit à quelques cent septante-cinq mètres de distance. La flèche manqua son but, et brisa le pouce de l’homme tenant l’écu, qui fut réparé au ciment. D’un naturel peu loquace, à moins que l’on ne fasse appel à lui, l’Alchimiste gardait pour lui ces détails de l’histoire, satisfait de s’y rattacher à l’occasion, tel un saut dans le temps. En outre, cette anecdote était bien peu de chose au regard de la situation qui se présentait à eux. Un homme surgit de l’entrée, d’un ton solennel et le regard aimable. Trahissant un âge certain, ses cheveux étaient d’un blanc pur, légèrement ondulés ; il arborait un costume impeccable qui lui conférait une prestance indéniable. C’était le Prince de Croÿ, qui de sa tenue digne recevait le groupe en imposant sa qualité d’hôte. Le maître des lieux s’avançait, en assurant de sa présence le contrôle de cette rencontre et visite. Un à un les confrères saluèrent le Prince d’une poignée de main, dans un mélange de révérence, de sympathie, de méfiance et, à en croire certains regards, de défiance. Chacun, cependant, lui reconnaissait l’immense faveur d’avoir in fine accepté cette visite, un privilège rare qui les emplissait d’une gratitude sincère, même si cela devait pour lui être une corvée, une manière de classer cette demande et d’avoir enfin la paix, pensait l’Alchimiste. Peut-être même le Prince considérait-il ce rendez-vous comme l’une des rares ouvertures « publiques » des lieux, une responsabilité qu’il devait honorer en tant que propriétaire d’un patrimoine ayant bénéficié, pour son entretien, de soutiens financiers régionaux. Quoi qu’il en soit, les confrères se tenaient sur le perron du château, prêts à pénétrer l’histoire, du moins celle qu’on leur laisserait découvrir. L’attention de l’Alchimiste se porta sur le drapeau canadien qu’animait le vent léger, bannière fièrement dressée devant la façade, témoignant du mariage, une décennie plus tôt, entre l’héritier de la vingt-sixième génération de la lignée de Croÿ et la petite-fille d’un ancien premier ministre et milliardaire canadien, scellant l’union de deux mondes. À ce moment, l’Historiographe, qui parmi les confrères représentait la mémoire historique de la localité, tapota d’un geste amical le bras de l’Alchimiste, le regard complice, sachant la satisfaction de l’instant partagée. Celui-ci lui renvoya le sourire, et ramena son intérêt au Prince qui entamait une brève introduction pour inscrire le château dans le fil du temps. Il évoqua les racines profondes de l’édifice, rappelant le tracé des murailles originelles, élevées au XIIe siècle par Eustache II, Seigneur du Rœulx, et qui pendant des siècles ont enceint la ville primitive. Il souligna l’héritage ancestral du château, propriété ininterrompue de la famille de Croÿ depuis l’an 1431. Antoine de Croÿ, grand chambellan du duc de Bourgogne, Philippe le Bon, avait alors reçu « la terre, la ville, la justice, la seigneurie et la pairie du Rœulx » de Jacqueline de Bavière, comtesse de Hainaut. Le Prince éclaira ensuite comment l’aspect actuel de l’édifice avait été façonné au XVIIIe siècle tout en préservant l’élégance de ses origines. À la construction fortifiée du XIe siècle avait succédé un ensemble complet constitué d’un corps de logis encadré par deux tours, avant sa révision dans un esprit classique mêlant des sources d’inspiration locales, tel que le mélange de brique et de pierre, et germanique, telle que la tendance à l’horizontalité. Il en résultait un plan en U, composé d’une aile principale et d’ailes latérales bordant une cour d’honneur. La partie centrale du bâtiment disposait d’un avant-corps à balcon au centre d’une composition symétrique. L’ensemble avait été reconnu et classé au patrimoine exceptionnel de Wallonie en 1963, tan-dis que l’orangerie, les façades et les toitures des communs, que le Prince suggérait d’apercevoir plus tard, l’avaient été en 1981. À la suite de cette brève évocation historique, il invita les confrères, d’un geste solennel, à franchir les portes, et à pénétrer le hall principal. Avec ses voûtes, ses colonnes et sa cheminée monumentale, cette salle dont la plupart des confrères conservaient le souvenir contrastait avec l’aspect extérieur. L’espace, conservé avec zèle pour préserver le précieux patrimoine familial, demeurait immuable depuis 1542, avec son caractère de vieille salle de garde. Les détails minutieux ne manquaient pas d’attirer l’attention, à commencer par la devise de la famille, « Plus en sera de Croÿ », finement gravée sur le manteau de la cheminée. Dans le petit vestibule adjacent, les portraits des chevaliers de l’ordre de la Toison d’or, illustres ancêtres de la lignée de Croÿ, ornaient les murs. Le Prince agrémentait ses commentaires d’anecdotes éparses. Ainsi, l’aigle empaillé qui trônait en face de la cheminée fut abattu par le comte de Flandre, père du roi Albert Ier, au cours d’une chasse dans les bois du Rœulx en 1862. Les consoles de bois peintes, sculptées et ornées de blasons étaient issues de la grande salle à poutres apparentes du château d’Havré, aujourd’hui toujours partiellement en ruines. Ce lieu avait été le siège de la branche ducale des Croÿ-Havré et avait accueilli Ambroise Paré, le célèbre chirurgien des rois Henri II, François II, Charles IX et Henri III, qui mit au point la ligature des artères et utilisa l’antisepsie. Il y avait prodigué ses soins au marquis d’Havré, Charles-Philippe de Croÿ, grièvement blessé à la bataille de Montcontour où les Huguenots subi-rent une cruelle défaite en 1569. Ces commentaires perdaient quelque peu les confrères dans les méandres de l’histoire mais conféraient à la lignée et à sa séculaire demeure une aura de prestige, sonnant comme une flatterie du Prince adressée à lui-même. En quelques mots, il décrivit les pièces avoisinantes. Derrière la cheminée se tenait la grande salle à manger. Dans cette salle comme dans les autres, un ensemble impressionnant de tableaux d’histoire, de portraits ou de genre ornaient les murs. Au mobilier riche s’ajoutaient des chefs-d’œuvre d’orfèvrerie, des porcelaines, des fanions, des drapeaux, des tapisseries et des armes de toutes époques. Dans le salon rond, nettement ovale, ornementé de stucs, des objets divers étaient conservés dans des vitrines, dont une collection de pipes en porcelaine. Sur les murs s’étalaient d’autres portraits des chevaliers de la Toison d’or, membres éminents de la maison de Croÿ qui en compta trente-deux, un palmarès unique parmi les fastes des grandes familles nobles. Le Prince rappela qu’institué à Bruges en janvier 1430 par Philippe le Bon, l’ordre réunissait autour du duc de Bourgogne de loyaux chevaliers, soumis à son entière volonté et se devant « amour, entraide et fraternité ». En gage d’obéissance et de loyauté, ils portaient un collier remis lors de leur intronisation : le collier de la Toison d’or, qui parait les personnages ici représentés. Ce nom fait allusion à l’antique quête de la Toison d’or entreprise par Jason, telle que racontée par Apollonios de Rhodes, ou encore à l’épisode biblique où Gédéon déploya une toison sur le sol. Le Vénérable Héraut interrogea le Prince pour savoir si le précieux bijou d’apparat était conservé dans l’enceinte du château. Sur le ton de la plaisanterie, l’hôte répondit que s’il en était ainsi, il ne le confierait jamais, pour ne pas attirer les convoitises. L’Alchimiste savait que l’un deux, celui qu’Adrien de Croÿ, fidèle conseiller de l’empereur et duc de Bour-gogne, avait reçu de Charles Quint en 1519, faisait aujourd’hui partie de la collection du musée du Louvre Abu Dhabi, aux Émirats arabes unis, soit bien loin de la petite ville hainuyère. La visite se poursuivit par le salon « jaune », ainsi nommé en raison de la couleur des soieries du mobilier. De nouveaux, les portraits d’illustres personnages semblaient habiter les lieux depuis toujours. On y reconnaissait entre autres Charles le Téméraire et Charles Quint. Un dernier salon tendu de papier chinois peint à la main au XVIIIe siècle fit l’objet d’un bref commentaire. Dans le vestibule de marbre, le Prince pointa sur le dallage les traces des coups de hache données par les soldats des troupes anglaises de la cinquante et unième division des Highlanders cantonnée au château en 1918. Ils y cassaient les bûches destinées à leur chauffage. Le lieu semblait hanté de souvenirs et de faits marquants, quelle que fut l’époque, ancienne ou plus récente. Impressionnés par tant de raffinement et de dignité, les confrères se déplaçaient avec religiosité, dans une attitude de respect teintée d’émerveillement. Le grand hall donnait accès à la tour d’où partait le grand escalier d’honneur décoré à profusion, de même que la cage d’escalier et le lanternon qui l’éclairait, au décor de style rocaille. Précédé par le Prince, le groupe accéda au premier étage en montant l’escalier qui menait, sur un palier, à une chapelle flanquée de deux sacristies. Elle servit en diverses circonstances d’église pour la ville, notamment durant la guerre 1914-1918. Les fidèles se rassemblaient dans le hall du bas pour assister aux offices, tandis que les résidents du château s’agenouillaient sur une banquette en velours à l’étage supérieur, face à la grande salle. Alors que les confrères échangeaient sur le sujet, au départ d’une intervention de l’Historiographe, l’Alchimiste observait le dôme de près de trente mètres de haut qui dominait l’escalier. Il se questionnait sur l’aspect qu’avait cet endroit avant le remaniement de l’édifice. Le lieu semblant articuler le reste de l’ensemble, à quoi pouvait-il correspondre sur le plan primitif ? Le groupe étant parvenu à l’étage, il n’eut pas le temps de s’attarder sur cette considération. À cet instant, il aperçut le gardien discuter à voix basse avec le Meunier, resté au rez-de-chaussée. Celui-ci lui remit une clé, en suggérant d’un geste du doigt sur les lèvres une totale discrétion. Ayant conclu l’affaire dont ils débattaient, sur un geste d’acquiescement, l’homme quitta précipitamment la pièce par le couloir de l’aile ouest tandis que le Meunier rejoignait l’Alchimiste sur le palier, en feignant l’innocence. Qu’avait-il à dissimuler au groupe, pour agir ainsi, à l’écart et dans le secret ? Probablement rien d’important, pensa-t-il. Ensemble ils pressèrent le pas pour rejoindre leurs confrères, dans le grand salon. L’acoustique du lieu était au centre de la discussion. Favorable aux récitals et pièces de théâtre qui s’y donnèrent, elle conservait une qualité exceptionnelle qui déjà faisait rêver l’Alchimiste, par ailleurs musicien. Les confrères se souvinrent que, une douzaine d’années plus tôt, lui et d’autres avaient proposé quelques récitals et performances sonores dans le hall d’entrée, en contrebas de l’escalier, à l’occasion d’une rencontre publique organisée par la confrérie pour son Grand Chapitre annuel, sur le thème, cette année-là, de la musique. C’était leur dernière incursion dans le château, par ailleurs limitée au hall d’entrée. Le salon dite « grande salle », que la plupart découvraient pour la première fois, ouvrait sur le balcon dominant la façade principale, protégé par une balustrade en fer forgé offerte par le roi Louis XV au maréchal, duc de Croÿ. Plusieurs confrères photographièrent la vue symbolique autant que privilégiée qu’offrait le balcon sur la prairie de façade, ses allées et la grille devant laquelle ils s’étaient retrouvés. Là-bas, la ville s’animait doucement, tandis que la lumière du jour déclinait. Pendant ce temps, l’Alchimiste examinait attentivement les innombrables tableaux qui disaient encore les relations de prestige qu’entretinrent les membres de la famille de Croÿ au fil des siècles, et que le Prince prenait plaisir à commenter furtivement, faisant comprendre le rôle qu’elle joua dans l’Europe naissante, du Moyen-Âge aux Temps Modernes, et jusqu’ à la période contemporaine. Ses représentants avaient tour à tour été évêque, archevêque, cardinal, chevalier du Saint-Esprit, maréchal de l’empire, grand chambellan, grand amiral de la flotte, premier ministre et surintendant des finances de l’empire, généralissime des armées du tsar de Russie, gouverneur des comtés de Hainaut, de Flandre, du duché de Brabant, de l’Artois Boulonnais et de Picardie. « De quoi faire pâlir les simples gueux que nous sommes », chuchota le Noble Échanson, provoquant le rire discret de quelques-uns. Un confrère s'enquit de l'existence de passages secrets, prétendument dissimulés dans les murs de la bâtisse, comme le contait souvent la rumeur. À cette demande, le Prince invita le groupe à accéder au « grand appartement » qui occupait le premier étage de l’aile gauche. Il se dirigea vers un coin de la pièce, et entrouvrit une porte dissimulée qui menait sur un charmant boudoir. « Ce type de porte a sans doute fait fantasmer les imaginaires », suggéra le Prince. Les confrères les plus informés n’ignoraient pas que de véritables couloirs étaient dissimulés dans certaines cloisons, permettant de circuler dans le château, et de s’enfuir le cas échéant, sans être vu. Mais c’était là une information que leur hôte voulait préserver – en cas de besoin peut-être, s’amusa intérieurement l’Alchimiste. Cette pièce de dimension plus modeste était elle aussi riche en souvenirs. « Le mobilier de style Charles X en citronnier clair provient de Marie-Caroline, fille du roi de Naples et des Deux Siciles, François Ier, commentait le Prince. Elle peignit elle-même la banquette et les sièges de velours pour les offrir au duc de Croÿ-Havré, chargé par Louis XIII de l’accueillir à son débarquement à Toulon, lorsqu’elle vint en France pour y épouser le duc de Berri, second fils du roi Charles X ». « Je n’oserais jamais vous inviter chez moi ! » réagit spontanément le Sommelier, stupéfait de tant d’opulence et de somptuosité. Les con-frères éclatèrent de rire, et le Prince, en levant l’index, répartit avec le sourire : « à chaque famille son histoire, et son patrimoine ». Sur ce ton amusé, ils sortirent de la pièce pour en gagner une autre, formant un couloir et menant aux deux chambres à coucher du grand appartement. Le Prince fit remarquer sur les chambranles des portes l’inscription au crayon des mesures indiquant les tailles successives, année par année, des jeunes princes dont les parents habitaient l’appartement au XIXe siècle. Dans la dernière chambre, au bout de l’aile, des œuvres captèrent l’attention de l’Alchimiste. On y trouvait parmi les tableaux des gravures rehaussées d’aquarelle, représentant l’entrée du château en 1820, et des vues du parc à la même époque. Il était intrigué car, pour son plaisir de collectionneur, il avait acquis de semblables images, de la même époque. La première était issue d’une publication d’Alexandre de Laborde datée de 1808, "Description des nouveaux jardins de la France et de ses anciens châteaux", précédée d’un fabuleux "Discours sur la vie de la campagne et la composition des jardins", et contenant des gravures de divers artistes d’après Constant Bourgeois. La seconde, très certainement inspirée de la première, était une lithographie produite par Marcellin Jobard en 1825. Les images qu’il avait devant les yeux manquaient à sa collection, et excitaient sa curiosité. Le groupe ayant déjà quitté les lieux, l’Alchimiste n’eut pas le temps de considérer plus en détail ces œuvres, mais se promettait de chercher à en savoir plus. Il passa près d’une vitrine accolée au mur, dans laquelle quelques artefacts étaient soigneusement disposés. Curieux, il ne put s’empêcher d’y jeter un œil, furtif. On trouvait là un petit écrin en argent finement ciselé, aux contours délicatement ouvragés. À l’intérieur on apercevait un petit médaillon, suspendu à une chaînette. D’une finesse exceptionnelle, elle abritait ce qui semblait être une abeille piégée dans un ambre translucide, entouré d’un fin liseré doré. L’objet attisa sa curiosité. À côté était déposé un petit sceptre d’argent orfévré, dont le sommet était lui aussi orné d’un insecte semblable à une abeille reposant sur une fleur d’ambre subtilement travaillée. Il se retourna et constata qu’il était seul dans la pièce. Il se précipita pour rejoindre le groupe. Les confrères continuaient de discuter de façon éparse. Le Prince expliqua que les nombreuses autres pièces du château n’étaient pas accessibles au public, mais proposa néanmoins de transiter par la bibliothèque, refuge de plus de six mille volumes anciens, avant de regagner le grand hall. L’Alchimiste regrettait que cette balade commentée touche déjà à sa fin, mais savait qu’il ne devait en escompter davantage. « Fameux ! » lui souffla, impressionné, le Grand Intendant, en passant à ses côtés. L’Alchimiste sourit en signe d’acquiescement, mais savait qu’ils n’avaient fait que parcourir la pointe émergée de l’iceberg, dont il soupçonnait la partie immergée plus fascinante encore. C’est elle qu’il rêvait d’explorer : les profondeurs du lieu, autrement dit ses racines, celles du XIe siècle et plus avant peut-être, invisibles en surface. À défaut d’avoir eu la curiosité pleinement satisfaite, il s’en remettrait une fois de plus à ses rêveries en s’adonnant à l’exercice de la spéculation, ce qu’il savait fort bien faire. Quand il descendit l’escalier pour rejoindre les confrères qui s’étaient réunis dans le hall, il constata qu’une table avait été dressée d’une petite trentaine de verres à pied. Le Meunier, le Bailli et le concierge ouvraient des magnums de leur bière sacro-sainte, dont la mousse commençait à emplir les calices soigneusement alignés. Voilà qui expliquait la réserve du Meunier, quelques instants auparavant. Cette messe basse ne consistait en rien d’autre qu’en la préparation aussi discrète que possible de ce drink de circonstance, auquel les confrères sont habitués lors de leurs visites et réunions. C’est dans la trinquerie de leurs verres que les confrères se sentent liés, et il n’y avait de meilleur endroit pour ce joyeux carillon que ce haut-lieu de l’histoire locale. Tenant à sa manière le verre par le soubassement de son pied, le Grand Maître, ancien bourgmestre, copropriétaire et président du conseil d’administration du commerce familial qu’était de longue date la brasserie de la ville, commença, conformément au protocole, par remercier au nom de la confrérie le Prince pour cette visite d’exception, soulignant les qualités de guide et d’orateur de leur hôte, et rappelant l’importance historique de la longue lignée princière pour la cité autant que pour la région. Son verre à la main, le Prince, habitué à de telles flatteries, hocha la tête et salua d’un sourire l’ensemble des confrères, qui en signe de remerciement applaudissaient leur hôte, cachant sous la louange et dans le bruit de cette acclamation leur réserve à l’égard des propriétaires du domaine. Car malgré le faste qui venait de les éblouir, en éveillant leur curiosité et en captivant leur attention, nul n’était dupé par cette présentation in situ extraordinaire : les récentes générations qui s’étaient établies au château n’avaient que peu de considération pour le partage public de ce patrimoine devenu instrument privé de prestige, alors qu’il était autrefois l’affaire de tous. Mais l’heure n’était pas à la cri-tique, quoique le Médicalus ne put s’empêcher d’interpeller leur hôte sur cette question. « Quel est l’avenir du domaine : le public peut-il un jour espérer y avoir à nouveau accès ? » Le Prince ne sembla pas embarrassé par cette apostrophe, à laquelle fort probablement il s’attendait. Aussi éluda-t-il le sujet en rappelant les travaux qui avaient été réalisés sur les dernières décennies, au niveau de la toiture notamment, ainsi que la restauration des châssis, du vitrail de la chapelle et du remplacement du zinc des lucarnes. Il tut cependant le montant de cinq cent cinquante mille euros octroyé par le gouvernement wallon pour la réalisation de ces travaux, tout comme le total d’un million d’euros de subsides régionaux accordés, et insista plutôt sur les événements publics de prestige qui s’y tinrent ce dernier quart de siècle, dont une exposition autour de l’œuvre de Salvator Dali en 2004, et la manifestation d’art Clouds à l’occasion de Mons 2015, capitale européenne de la culture cette année-là. Les quarante-quatre hectares de parcs et de bois, toutefois, étaient restés inaccessibles. Quant au challenge international de montgolfières qui depuis plus de trois décennies se tenait le dernier dimanche de juin dans le parc puis dans la prairie face au château, il avait été déplacé vers le terrain de football, privant le public de son dernier droit d’accès à l’enceinte du domaine princier. La question demeurait donc sans réponse, mais tous comprenaient que l’avenir ne réservait aucune forme d’ouverture du patrimoine concerné. Les discussions se poursuivirent de manière informelle, tandis que chacun sirotait le dernier cru de la brasserie dans une humeur conviviale. L’Alchimiste savait que l’instant ne durerait pas et qu’il leur faudrait rapidement saluer le Prince, d’autant que les confrères étaient attendus à la brasserie pour le repas du soir. Néanmoins, apercevant plusieurs verres vides, il entreprit de resservir ses compagnons. Les bouteilles avaient été épuisées, mais le Bailli le rassura en indiquant que quelques caisses encore intactes patientaient dans le couloir adjacent. Voulant se rendre utile, mais surtout flairant une opportunité de découverte, l’Alchimiste s’engouffra dans le corridor. Plusieurs portes closes donnaient accès à des pièces dont les fenêtres, se souvenait-il, ouvraient sur l’arrière du château. Au fond du passage, une porte permettait d’accéder à l’extrémité de l’aile ouest. Il dut réprimer sa curiosité, et, après un instant, saisit une caisse de magnums, qu’il ramena dans la salle où les dis-cussions allaient bon train. Il déboucha une bouteille et se mit à servir les verres, déjà vides pour la plupart. Seul le Prince, que le breuvage peut-être ne réjouissait que trop peu, conservait son verre presque intact. Il s’entretenait avec le plus loquace des confrères, adepte des généalogie et désireux d’en savoir plus sur l’origine et l’histoire de la noble lignée. Dans l’effort de la répétition lassée, Monseigneur de Croÿ rappela que les ducs de Bourgogne avaient hérité de nos provinces, les Pays-Bas, que Philippe le Bon avait unifiées d’une main ferme. Originaires de Picardie, les de Croÿ n’avaient marqué aucune hésitation à se mettre au service des puissants ducs, et, plus tard, à celui des Habsbourg. On les retrouvait, rappelait-il, en Brabant, en Hainaut et en Flandre. C’est l’empereur Maximilien d’Autriche, veuf de Marie de Bourgogne, qui accorda à la famille le titre de prince du Saint-Empire germanique. Dans cet acte au contenu frelaté, en partie inventé, on relevait même une tradition faisant des-cendre les de Croÿ de la maison royale des Arpadiens de Hongrie, se souvenait l’Alchimiste. Sur cette pensée, il posa la bouteille sur la table dressée et reprit son verre, qu’il huma en observant la scène pittoresque de l’assemblée des confrères réunis dans ce hall historique. Cette vue avait quelque chose de touchant et de surréaliste, tant le rendez-vous en ce haut-lieu était inespéré. Voyant que son confrère avait pris le Prince en otage de la conversation, remontant la généalogie des Carton de Wiart, ancienne famille de la noblesse belge originaire d’Ath à laquelle il appartenait, et constatant que tous étaient absorbés dans leurs échanges, l’Alchimiste ne résista pas à l’attraction qu’exerçait sur lui le couloir. Feignant d’y ranger les quelques caisses de magnums consommés, il y retourna discrètement. L’une des portes, entrouverte, laissait échapper un halo de lumière tamisée. Du bout du doigt, l’Alchimiste la poussa, regarda à l’intérieur de la pièce, et après une brève hésitation pénétra à pas de loup. Avec sa table, sa chaise, ses quelques fauteuils, ses étagères encombrées de livres et ses caisses en carton posées au sol, elle était moins ordonnée que celles auxquelles ils avaient eu accès. Il comprit qu’elle devait être ponctuellement occupée, servir de bureau ou d’espace de travail, contrairement aux autres salles qui, sous cloche de verre, patientaient « dans leur jus ». Une lampe sur la table éclairait l’espace, dans un décor chaleureux à l’acoustique feutrée par le tapis de sol et la tapisserie qui couvrait l’un des murs. L’Alchimiste eut soudainement l’impression de s’extraire de la réalité ; les sons du groupe ne lui parvenaient plus que par échos lointains et indistincts. Il ne comptait pas s’attarder en ce lieu, et se contenta de scanner du regard les coins et recoins de la pièce qui, plus anecdotique que celles qu’ils avaient parcourues, lui procurait davantage de sensations, précisément car elle n’était pas destinée à être vue. Elle s’offrait ici au regard du visiteur secrètement égaré. Il s’apprêtait à en sortir quand il remarqua l’ouvrage posé sur la table de travail. C’était un volume épais, pourvu de fermetures de laiton, aux lacets de cuir abîmés. Il se retourna, pour s’assurer que personne n’arrivait. Tenant toujours son verre d’une main, il s’autorisa de l’autre à soulever délicatement l’épaisse couverture de carton revêtu de cuir. Il chercha une indication sur les pages de garde, et y trouva le titre suivant : "Recueil et Dénombrement de tous les Biens qui étaient en la trésorerie de Monseigneur de Croÿ Rœulx, le XVIIème jour du mois de mars MDCLXXVIII". Il devait s’agir d’un inventaire des possessions de la famille, daté de l’an 1678. Différents livres et cahiers étaient empilés, sur la gauche du bureau. L’Alchimiste constata que la plupart consistaient en des archives et inventaires, avec leurs listes, dates, courtes descriptions. L’un d’eux, une reproduction d’un ouvrage ancien, numérisé, "Repertoire et inventoire de touttes les lettres et escrips qui estoient en la tresorie de monseigneur de Cimay", datait de l’an 1464 et semblait concerner la branche de Chimay. Une farde en carton portant la mention manuscrite XIX - De Croÿ-Rœulx et de Solre contenait nombre de photographies et de photocopies de documents et transcriptions en tous genres, classés par ordre chronologique. L’Alchimiste constata qu’une étagère de la bibliothèque, sur le mur latéral, supportait d’autres classeurs et fardes ainsi annotés. Il semblait y avoir là tout le nécessaire pour dresser un inventaire complet et actualisé des possessions de la famille, pensa-t-il. C’était peut-être ce à quoi servait en ce moment ce bureau de consultation, d’étude et de travail. L’Alchimiste se figea en entendant par un grincement léger la porte s’entrouvrir. Il sentit les poils de la nuque se hérisser, tandis qu’une voix l’interpellait : « Excusez-moi, jeune homme. Que faites-vous là ? » Pris de stupeur, il se retourna pour découvrir son confrère, le Semeur, dans l’encadrement de la porte, le sourire taquin. L’Alchimiste ferma les yeux un instant et souffla un soulagement si profond que son compagnon ne put s’empêcher de rire, en lui demandant d’un air moqueur s’il entreprenait une deuxième visite des lieux, clandestine cette fois. L’Alchimiste traversa la pièce précipitamment, et attrapant le bras de son confrère lui enjoignit dans un murmure de baisser la voix et de sortir de la pièce. Une étincelle d’amusement dans le regard, le confrère acquiesça et quitta la salle. L’Alchimiste s’apprêtait à sortir à son tour quand il aperçut sur l’étagère un classeur portant la mention « Ste Irmine – 1941 ». Il s’immobilisa. Il lui fallait quitter la pièce, mais la mention de sainte Ir-mine éveilla en lui une lointaine réminiscence, sans qu’il puisse précisément se rappeler laquelle. Il s’accorda une dernière audace, saisit la farde, et l’ouvrit. Elle contenait quelques lettres tapuscrites, mais ce sont des photographies qui immédiatement captèrent son attention. Celles-ci révélaient un crâne reposant dans un ciboire à couvercle. Cette image ne lui était pas inconnue. Il connaissait cet objet, particulièrement remarquable car insolite. C’était le reliquaire de Dagobert II, un calice contenant, selon la tradition, le crâne trépané du dernier roi mérovingien. D’autres clichés donnaient à voir des agrandissements photographiques d’un petit texte manuscrit sur un support endommagé. Ils étaient contenus dans une farde de plastique transparente portant la mention « Possession château du Rœulx 1942 ». Le cœur de l’Alchimiste se mit à battre. Pensées et images se bousculaient soudain dans son esprit. Il ne pouvait cependant fixer ce document plus longtemps. Il referma la farde et, de sa main tremblante, la reposa sur l’étagère. Il quitta la pièce pour rejoindre son confrère, l’air troublé. Quand il regagna le hall, tentant de dissimuler sa stupéfaction, les confrères s’apprêtaient à sortir. Certains replaçaient les verres vides dans leurs boîtes, d’autres rangeaient soigneusement les magnums, tandis que la plupart déjà se dirigeaient vers la grande porte. L’Historiographe, passant près de lui, lança d’un ton badin : « Tu as vu un fantôme ? » Peinant à cacher son trouble, l’Alchimiste esquissa un sourire tout en s’adressant un « oui, presque » ; puis il sortit par la porte principale. Un frisson le saisit. L’air était frais ; le soir était tombé. Le groupe se dirigeait vers les grilles de la roseraie, que dominait l’orangerie. Le Prince expliqua qu’ à cette heure avancée et dans l’obscurité, il ne se risquerait pas à entraîner le groupe dans la pénombre du jardin que, par ailleurs, la plupart connaissaient. « Au risque d’en perdre en chemin ! » Il évoqua brièvement le vaste domaine environnant, s’étendant sur une quarantaine d’hectares, fournissant des explications sur les travaux en cours, les arbres exceptionnels et l’entretien général du lieu. Il mit à contribution l’un des confrères, le Grand Sénéchal, rappelant son rôle dans la gestion des travaux tels que les abattages et les élagages effectués dans une partie du parc au cours de ces dernières années. « Ma femme s’occupe du reste » ajouta le Prince qui, à la surprise des confrères, savait amuser son audience. Il fit également allusion à l’histoire du lieu, traditionnellement identifié comme celui de l’assassinat de Foilan, au bord de l’étang actuel. Un îlot au milieu du plan d’eau conservait les ruines d’une petite chaumière, marquant l’emplacement d’une ancienne chapelle et de sa fontaine qui, à l’époque médiévale, faisait l’objet d’une grande vénération. Les confrères étaient familiers de cette histoire, et l’Alchimiste plus particulièrement, ce lieu étant au cœur de l’énigme de la mythique Ampolline. Il peinait toutefois à suivre vraiment les discussions en cours. Son esprit se tenait encore dans la pièce qu’il venait de quitter. Il regrettait de ne pas avoir eu quelques minutes de plus pour prendre connaissance plus attentivement des archives qu’il avait fébrilement tenues dans les mains. Comme il l’avait pressenti, le moment avait été fugace. La visite était terminée, et le groupe se dirigeait déjà vers les grilles qu’ils avaient franchies plus tôt dans la soirée. Avant de regagner ses appartements, aujourd’hui établis dans les anciennes écuries, majestueusement restaurées, le Prince salua les confrères qui remercièrent une fois de plus leur hôte de cette visite. Le concierge les accompagna à travers l’allée qui conduisait au portail de la rue Verte, à proximité immédiate de la grille principale. Le portail automatique s’entrouvrit, et les confrères quittèrent, le pas lent, l’enceinte du domaine du château. Ils se dirigèrent par petits groupes vers la brasserie voisine où le banquet du soir les attendait. L’Alchimiste, songeur, avançait à pas perdus dans la ruelle déserte. Cette rue descendait en pente douce vers l’église, le quartier de son enfance. Il l’appréciait particulièrement car elle lui rappelait les vieilles villes flamandes, silencieuses et empreintes de nostalgie. Mais en cet instant, une seule pensée monopolisait son esprit : la farde consultée et son reliquaire photographié et, par-dessus tout, le texte manuscrit qui l’accompagnait. Au plus profond de lui-même, l’Alchimiste avait la conviction que ce document était un objet de convoitise jalousement conservé en ce lieu. Ainsi que le suggérait le nom du dossier, ces photographies documentaient, selon lui, un manuscrit controversé, attribué à sainte Irmine, fille de Dagobert II. Une lecture lui avait appris, il y a fort longtemps, que ce manuscrit avait pu trouver refuge au château du Rœulx. Ses idées étaient peu claires, mais tout en foulant le pavé, il s’appliquait à rassembler les fragments épars d’informations qu’il conservait en mémoire. Au fil des pas, les éléments de l’affaire, l’un après l’autre, lui revenaient. La légende voulait qu’Irmine ait consigné dans un parchemin, vers 708, le récit de l’assassinat de son père, Dagobert II, près de Stenay, mais aussi le refuge de son frère Sigisbert IV au monastère d’Oeren, et finalement à Rhedae, la capitale du Razès, dans le sud de la France. La tradition avait teinté ce secret longtemps dissimulé d’un ésotérisme complexe. L’Alchimiste se souvenait que le parchemin, dissimulé dans le reliquaire de Dagobert, pendant longtemps possession de l’abbaye d’Orval, avait été conservé par les Sœurs Noires de Mons, à qui la garde de l’objet avait été confiée en 1910, mais qu’il aurait ensuite mystérieusement disparu. Une source prétendait que le prince Ferdinand de Croÿ, chargé de son examen, l’aurait subtilisé à la fin de l’année 1941. Jusque-là, cette affaire semblait n’être qu’une rumeur sans fondement, un mythe au contenu douteux, mais ce soir, l’Alchimiste effleurait la possibilité que le parchemin de saint Irmine existât, et que le précieux document, ou du moins une copie de celui-ci, était bel et bien en possession des de Croÿ. Et nul autre que lui n’était peut-être au courant.
I - XV
Lire les Chapitres I à XV
Livre au format pdf
Recevez l'objet
- gratuitement -
Arpenter le territoire hainuyer : une région dévoilée
Le récit conduit l’Alchimiste dans un périple à travers les lieux riches en histoire que sont Le Rœulx, Strépy, Soignies, Mons, Nivelles, Fosses-la-Ville, et Tournai, notamment. Ce voyage, minutieusement tracé, fait de chaque étape un tableau révélateur du patrimoine souvent méconnu, parfois oublié, de cette région de Wallonie. Ce récit ne se contente pas d'être une aventure ; il se pose comme une exploration de l’identité locale, dans un hommage à la mémoire des terres, et à leur devenir. Par ce parcours et incitation à voyager dans l'histoire et temps, l’auteur invite le lecteur à une expérience immersive, où le plaisir de la découverte se double d’une valorisation de caractère touristique de la région "du Centre", souvent mésestimée.