L'Alchimiste
Totum
— de pierre et d'herbe
Des terres de la Haine aux côtes battues du Nord, l’Alchimiste reprend la marche. La disparition d’un ouvrage ancien dessinait la trame d’une énigme. Un secret de moine : un savoir consigné, gratté jusqu’à l’oubli, puis retranché d’une main sûre. Il y devinait l’effacement d’un monde où la science s’accordait à la foi, où le remède s’enracinait dans la plante et le symbole. Au fil d’indices ténus — pierres levées, herbiers anciens — il s’attache à en retrouver la trace : celle d’une tradition qui jadis liait le soin à la nature, la connaissance au sacré, l’homme à la terre. Les lieux qu’il traverse se dévoilent en palimpsestes : hôtel-Dieu rendu aux simples, chemins agrestes bordés de haies, marais d’eau lourde où le vent parle bas, falaises battues par le vent, pierres dressées contre l’oubli. Et dans le souffle salé du large, un nom résonne encore : Æthelwin de Wearmouth. Aux côtés de quelques compagnons d’attention et de doute, il avance à pas mesurés, interroge les traces, recueille les empreintes d’une mémoire végétale. À chaque halte, le visible paraît se dédoubler : ce qui était décor redevient signe, ce qui semblait ruine reprend voix. Ici, une abbaye effacée par le temps ; là, un cromlech devenu ermitage ; plus loin, un jardin d’ombre où la terre se souvient encore. Tout semble parler, par éclats — les murs, les feuillages, les eaux —, comme si le monde retenait, dans ses replis, l’écho d’un savoir perdu, et d’une correspondance oubliée entre l’homme et le vivant. Sous ses yeux, un alphabet affleure à même le paysage. Et, à travers lui, se raconte l’histoire séculaire du soin. Sous l’érudition de l’enquête se dessine un autre voyage, plus intime. Dans la pierre, il apprend la durée ; dans la plante, le passage. De l’une à l’autre se tisse l’écriture d’un même temps : celui du vivant, où tout s’efface, se sème et renaît. Dans cet itinéraire, qui est aussi un apprentissage, l’Alchimiste découvre moins un savoir qu’une manière d’habiter : prendre soin, consentir à la finitude, et rendre au monde la clarté qu’il avait perdue.





I
L’embrun salin déposait sur ses lèvres l’empreinte de la mer. Ses pas s’enfonçaient légèrement dans le sable humide, à peine sorti de la marée descendante qui libérait la plage d’Iomaidh, d’un gris aux reflets dorés. Autour de lui, le clapotis murmuré des vagues caressait le rivage, se fondant dans l’exhalaison marine, et sculptant des formes éphémères qui s’effaçaient dès que l’eau se retirait. La mer semblait s’être infiltrée dans la terre, pénétrant profondément, comme pour y étendre son domaine. Dans son mouvement lent et régulier, l’eau heurtait les rochers, laissant en suspension une brume infusée d’écume qui s’évanouissait dans l’air frais. Imposant, le silence n’était troublé que par le cri lointain, rauque et grinçant d’un fulmar, planant sans effort dans la brise d’août. Il sonnait le glas d’une saison dont le souvenir planait encore sur la côte. Son chemin continuait à travers la péninsule d’Eachrois. Ici, la plage laissait place à un sol accidenté, où l’odeur de la terre se mêlait à celle des ajoncs. Les herbes hautes et la bruyère s’élevaient par endroits à hauteur de ses genoux, ondulant comme une mer végétale sous les rafales douces du souffle océanique. Les nuages, épars, défilaient taciturnes, enveloppant la scène d’une lumière tamisée. À mesure qu’il avançait, le paysage respirait à l'unisson avec ses propres pensées, entre souvenirs, songes et rêveries, dans l’incertain d’une marche qui lui semblait n’avoir aucun but. Marchait-il pour répondre à un secret appel de la nature, pour taire l’inquiétude ou pour apaiser un vide qu’il ne savait nommer ? L’Alchimiste s’arrêta un instant, scrutant les détails du paysage irlandais qui s’étendait devant lui, structuré par des murets de pierres sèches, véritables cicatrices de pierre posées par la main de l’homme pour dompter la lande. À perte de vue, le sol formait un agrégat de parcelles irrégulières, où la terre nue alternait avec des touffes de graminées. Ces découpages quadrangulaires, servant à la délimitation des pâturages, des terres familiales, autant que de sobre défense contre le vent et l’érosion, trahissaient l’ancienneté du travail paysan. Une histoire qui semblait passée, déjà lointaine. Ne pâturaient là que quelques bêtes, et le silence du vent qui balayait le chemin poussiéreux, serpentant entre les clôtures de pierre. Dans cette géométrie naturelle, à l’allure de labyrinthe, poussait une végétation discrète : des petites fleurs sauvages, parmi lesquels centaurées, trèfles et chardons, et de plus généreux genêts, apparaissaient au pied des murets, défiant les éléments. Le paysage ne semblait structuré que par ces délimitations humaines, la sinuosité de la route asphaltée, et le morcellement de la côte, aux contours irréguliers. Il atteignit bientôt T'lelaith'R, et, de là, en longeant la minuscule langue de terre, Roeillaun, sa destination du jour. Il n’y avait en cet endroit rien d’autre à savourer que l’éloignement, l’espace, et la vue sur la mer que ponctuaient les reliefs légers des îles esseulées qui lui faisaient face. Il songeait au temps où ces îles avaient été colonisées par des ermites et des communautés monastiques au début de la période chrétienne. C’était le cas d’Ardoiléan, qu’il apercevait plus à l’ouest. Depuis le septième siècle, Ardoiléan avait été le site d'un ancien monastère ou ermitage, réputé fondé par saint Feichín de Fore. Moine ascétique des VIe et VIIe siècles, dont le nom gaélique signifiait « petit corbeau », saint Feichín avait fondé plusieurs établissements religieux, dont ceux de Fore et de Iomaidh, et était associé à plusieurs miracles et légendes locales. Il saisit son carnet, un vieil ouvrage dont les pages gondolaient légèrement. Entre ses mains, ces feuillets annotés semblaient contenir plus qu'un itinéraire de sites à traverser : des références, des anecdotes, des curiosités à constater. Chaque lieu consigné sur ces pages était à son estime digne d’intérêt, et il savait qu’il ne pourrait tous les visiter. Il avait pris soin de préférer à leur appellation anglaise leur nom gaélique : Eachrois plutôt qu'Aughrus, Iomaidh en lieu d'Omey Island, et Ardoiléan pour High Island. Ces noms, plus anciens, résonnaient d’une profondeur qui échappait aux cartes modernes ; ils évoquaient un lien intime, viscéral, avec la terre, comme si ces syllabes millénaires préservaient une part de l’âme des lieux. Enfouie sous le palimpseste de la topographie, cette racine rappelait leur identité lointaine. Ces lambeaux de terre surgissant de la mer lui inspiraient une impression d'apaisement que rien ne semblait pouvoir troubler, pas même les tourments du monde présent. Comme si le temps n’avait aucun effet sur elles, chacune de ces îles était restée une terre d’oubli, là où les vents déposaient les pensées, les soupirs et les regrets des hommes. La brise elle-même emporta le souvenir de Feichin, par-delà ces terres lointaines, ramenant l’Alchimiste au présent. Ce n’était pas la mémoire de ce moine qui l’avait conduit à traverser le Connemara, mais celle d’une autre figure, tout aussi ancienne, issue de la même époque et des mêmes rivages : Foillan — dont il venait d’apprendre la racine gaélique : Fáelán, « petit loup ». Personnage central dans la quête qu’il avait menée des années durant autour de l’énigmatique Ampolline, Foillan était le patron tutélaire de la confrérie qui avait attribué à l’Alchimiste son ombreux sobriquet, et il n’avait pas encore fait toute la lumière sur ce personnage dont les récits locaux, ici et là, cultivaient la mémoire. Il rangea son carnet dans la poche intérieure de sa veste, se rappelant qu’il devait être rentré avant la fin de l’après-midi. Le lieu l’appelait à une contemplation prolongée, mais il savait que, malgré le répit mérité, il ne pouvait s’attarder. Un rendez-vous l’attendait : celui avec Mr Mortensen, sur l’île d’Inchiquin. C’était de cette île, au cœur du lac Corrib, qu’était originaire Foillan. Une saison plus tôt, ses confrères avaient entrepris un voyage mémoriel en ce lieu, partant du Rœulx, en terre de Haine, sur le continent, pour un pèlerinage singulier où la mémoire des anciens se mêlait aux plaisirs des vivants. C’était une tradition : une fois par décennie, ils s’accordaient ce périple teinté de curiosité, de recueillement et de convivialité. Les aléas de la vie l’avaient empêché de les rejoindre, cette année, rompant un rituel dont il était habituellement le fidèle compagnon, ne serait-ce que pour une partie du voyage, partageant quelques aventures sur les traces de Foillan et de ses origines. Chaque séjour se terminait par un banquet pittoresque, où l’ombre des moines d’antan flottait entre les coupes levées et les rires sonores, comme une dernière bénédiction. Son regard se perdit sur les rochers épars. Il contempla les lignes brisées des pierres qui se dressaient le long du rivage, et du pied, il fit rouler sur le chemin un galet que l’eau et le temps avaient poli. L’éclat humide de la pierre, lisse et sombre, lui renvoya un reflet vacillant, et il demeura là, immobile, à observer ce petit fragment d’éternité, songeur. Il se baissa et saisit la pierre dans sa main, sentant le poids discret de l’histoire contenue dans sa forme. Il la tourna, la fit glisser entre ses doigts, et une série de pensées l’effleura. Mille récits, entendus ou étudiés, lui revenaient en mémoire : des pierres sacrées autour desquelles les hommes avaient dansé, chanté, prié ; fièrement plantées, défiant le ciel et portant les légendes ; gravées de signes perdus ; levées en témoignages des cultes anciens ; et d’autres, vénérées, auxquelles des secrets avaient été confiés. Les cailloux qu’il foulait, fragmentés par le temps et la contrainte des éléments, savaient attendre. Là où tout semblait éphémère, ils résistaient, témoins du passage des jours, des saisons et des siècles. Dans ce moment suspendu, le bruissement de la mer lui parut alors moins un appel qu’une permission. Au fond, il pouvait bien s’accorder un instant de repos. Il s’assit à terre, sur l’herbe rase qui résistait au vent, le regard tourné vers l’horizon où les îles solitaires se dessinaient dans la lumière de l’après-midi. Jetant son regard dans le vague du littoral, il songea que bien des histoires commençaient avec des pierres.
II
L’Alchimiste arriva sur l’île d’Inchiquin en fin d’après-midi, alors que la lumière déclinante étendait sur le paysage ses ombres longues, contrastant avec les reflets scintillants du lac. On accédait à l’île par une étroite langue de bitume, parfaitement droite, qui s’avançait sur le lough comme une digue tendue entre deux rives, coupant les eaux tranquilles dans un calme modeste, à l’image de l’île elle-même, discrète malgré l’étendue du paysage. Il poursuivit sa marche jusqu’au terrain où une stèle de pierre, dressée sobrement, marquait le souvenir du passage de Foillan et de ses frères, Fursy et Ultan. C’est là que l’attendait Mr Mortensen, debout dans l’herbe basse, près du monument commémoratif. L’Alchimiste l’aperçut de loin, figé dans l’attente, le regard tourné vers lui, comme s’il guettait son approche depuis déjà un moment. L'un et l'autre s’étaient croisés à plusieurs reprises dans la petite ville du Rœulx, mais leurs échanges étaient restés superficiels, par-delà quelques politesses et une cordialité d’usage. Ils se retrouvaient à présent dans ce coin reculé de l’Irlande, un lieu que Mortensen connaissait bien. L’homme, grand et élancé, approchait de la septantaine, mais son allure demeurait élégante et sa stature imposante. Son visage, marqué par les voyages, portait une expression accueillante, empreinte d’une sagesse acquise à force d’errances entre la Belgique, la Nouvelle-Calédonie et cette île qu’il semblait connaître par cœur. Il portait l’essence du lien entre la confrérie de Saint-Feuillien du Rœulx, et l’île de leur patron tutélaire, qui était pour chacun un point d’ancrage historique, mais aussi, pour certains, spirituel. Il était surtout, pensait l’Alchimiste, un moyen pour tisser du lien et du sens, entre des époques, des lieux et des gens. Ce sont ces liens qu’il jugeait nécessaire de cultiver et de nourrir, bien davantage que le culte de la personne. Les vénérations aveugles ne sont pas seulement futiles, elles peuvent effacer l’essence même de ce qui a véritablement valeur. Les deux hommes se serrèrent la main avec une simplicité chaleureuse. Tandis qu’ils marchaient, au doux bruissement des herbes sous le vent, ils échangèrent sur l’histoire de la fratrie, originaire de l’île. Ils évoquèrent la mémoire de ces moines anciens, leurs fondations et leurs voyages, qui avaient marqué à la fois l’Irlande et, au-delà, l’Est-Anglie, la Neustrie et l’Austrasie. La conversation, fluide et enrichissante, s’étendit au fil du chemin, entrecoupée de silences pensifs. Assez rapidement, cependant, ils décidèrent de se rendre sur le terrain de Tadhg Ó Maoláin, un habitant local, que l’Alchimiste avait voulu rencontrer. Ce qui avait motivé cette rencontre tenait à une confidence rapportée par son confrère l’Historiographe, quelques mois plus tôt. Ce dernier lui avait relaté une discussion tenue avec l’homme, à l’occasion de la célébration confraternelle consacrée à ces lieux de mémoire chrétienne en milieu rural. Ó Maoláin avait évoqué l’existence de pierres anciennes, incisées de signes, qu’on avait retrouvées à peine enfouies dans l’une des pâtures qu’exploitaient jadis ses parents, et qu’il entretenait encore. Il assurait que ces pierres avaient toujours été là, comme si elles s’étaient fondues depuis toujours dans le paysage. Les marques gravées, disait-il, avaient tout l’air d’être de l’ogham, un ancien alphabet utilisé en Irlande durant les premiers siècles de notre ère. Composé de traits verticaux et obliques inscrits le long d’une arête de pierre, l’ogham servait principalement à consigner des noms, des filiations, ou à marquer des limites de territoire. Les plus anciennes inscriptions dataient du IVe ou Ve siècle, mais certaines pouvaient encore avoir été tracées à l’époque de Foillan, voire plus tard, dans des contextes dévotionnels ou symboliques. L’évocation de ces signes anciens, cachés dans l’herbe d’un terrain modeste, avait éveillé l’intérêt de l’Alchimiste. Il avait immédiatement noté ce lieu dans les marges de son carnet, et avait estimé que, s’il en avait l’occasion, une visite s’imposerait. La circonstance l’autorisant, c’est Mortensen, en bon entremetteur, qui s’était chargé de faciliter la rencontre, planifiant ce détour hors des sentiers battus, et prenant soin de prévenir l’homme qu’un visiteur viendrait l’interroger sur les pierres et leur mémoire. Le trajet fut bref — quelques kilomètres tout au plus — à bord de la voiture de Mortensen, un vieux modèle dont le cuir usé et le tableau de bord patiné semblaient raconter leurs propres histoires de routes empruntées. À l’image de son propriétaire, le véhicule avait vécu, mais sans jamais renoncer à sa tâche. L’homme leur avait dit de passer en fin de journée, et il devait être dix-huit heures quand ils arrivèrent. Ils s’arrêtèrent devant une petite maison à l’allure ancienne, dont le crépi défraîchi témoignait d’un entretien modeste, sinon absent. La porte, de bois grisé, portait les traces des saisons passées. Ils frappèrent, et attendirent un instant. Ils appelèrent autour de la chaumière. Contournant la bâtisse, ils jetèrent un œil dans le hangar voisin, abrité sous une toiture de tôle rouillée qui grinça légèrement sous la brise. Une forte odeur de métal humide et de vieux bois saisit l’Alchimiste, lui évoquant un souvenir d’atelier oublié. Là, entassés sans ordre apparent, reposaient des machines agricoles usées, des planches, des outils, comme en attente d’une hypothétique remise en service. Avançant un peu plus loin sur la propriété, ils finirent par l’apercevoir : une silhouette voûtée, coiffée d’une casquette, occupée près d’une clôture. L’homme semblait absorbé par sa tâche. Ils approchèrent. Les salutations furent brèves mais cordiales. L’homme gardait l’esprit occupé, visiblement contrarié par un détail technique que ni Mortensen ni l’Alchimiste ne parvenaient à cerner tout à fait. S’agissait-il d’un problème de clôture, ou de cette vieille machine posée là, contre la haie ? L’Alchimiste avait peine à comprendre ; le dialecte anglais, marqué par l’accent rugueux de l’Ouest irlandais, brouillait les pistes. Peu importait, au fond. L’homme ne semblait pas se souvenir de leur visite. Mais sans faire de manières, d’un geste large et d’un sourire esquissé dans les plis du visage, il les invita à le suivre, tout en continuant à converser avec Mortensen. Il livrait sans filtre ses tracas qu’il ponctuait visiblement de plaisanteries, trahissant une bonhommie rustique révélant une forme de sagesse brute, forgée au rythme des travaux des champs. L’Alchimiste les écoutait, en retrait, avec cette admiration qu’il réservait aux paysans philosophes. Non ceux qui dissertent en termes choisis, mais ceux qui, plein d’expérience accumulée dans le creux de la main, et entre deux silences, laissent sans prévenir s’échapper une parole aussi tranchante qu’une faucille bien affûtée. Il y a dans certaines existences rustiques une lucidité simple, dénuée d’arrogance, et que le monde moderne peine à reconnaître. Ils traversèrent une vaste prairie où paissaient tranquillement quelques poneys du Connemara — des animaux robustes et compacts, parfaitement adaptés à ces landes humides et battues par le vent. Après quelques minutes de marche, ils parvinrent à une petite parcelle, envahie de broussailles. « C’est là », dit simplement l’homme. « Quelque part ici. » Son bras désigna une zone vague, un enchevêtrement de ronces, de fougères et de jeunes arbrisseaux qui recouvraient le sol. Rien n’affleurait. Aucune trace visible de pierre. Un souffle de déception gagna l’Alchimiste. Les pierres n’émergeaient plus, étouffées sous l’élan du végétal, englouties dans la mémoire vivante du terrain. * Cela faisait près d’une heure que l’Alchimiste s’échinait à débroussailler la parcelle, maniant une vieille faux d’Ó Maoláin, au tranchant émoussé. Sur base des indications que ce dernier lui avait données le soir même, il était revenu de bonne heure, le lendemain, décidé à explorer la zone, ce que l’homme avait accepté, sans la moindre objection. Cela l’arrangeait, en vérité : un nettoyage gratuit de ce coin envahi de ronces qu’il n’avait plus le cœur de maintenir. Il s’était concentré sur une zone en léger dénivelé, là où la roche semblait affleurer sous le tapis d’humus et de végétation. À force de gestes patients, l’Alchimiste mettait à jour un léger renflement du terrain, où courraient les racines sur une terre moins aride qu’il n’y paraissait. C’était là, pensait-il, que quelque chose attendait. Tout se confondait dans l’épaisseur verte, dans les replis du sol. Le seul indice dont il disposait était une vieille photographie qu’Ó Maoláin avait tirée d’un classeur jauni. Cette image, qu’il gardait en mémoire, l’aidait à se faire une idée plus précise de ce qu’il espérait retrouver. Il ne cessait de repenser aux récits partagés la veille par le vieil homme, avec qui Mortensen et lui avaient passé une partie de la soirée, autour d’un thé fort, d’une bière rousse et de quelques restes de pain brun. De son enfance lui restait l’image de quelques passionnés revenant sans cesse sur la parcelle, fascinés par les pierres : des amateurs d’histoire, férus de culture celtique, qui semblaient entretenir un intérêt particulier pour ces pierres. Ils venaient toujours à la même période de l’année, s’attardaient longuement, prenaient des notes, observaient, parfois même semblaient simplement écouter. C’étaient eux qui avaient un jour expliqué à ses parents que les marques sur les pierres — qui apparaitraient au profane pour être de simples griffures de l’érosion ou des jeux de mousse — étaient en réalité les vestiges d’une écriture ancienne : l’ogham. Depuis ce jour, les pierres avaient cessé d’être de simples cailloux dressés dans l’herbe. Elles avaient acquis, aux yeux du jeune Ó Maoláin, une épaisseur nouvelle — celle des choses qui parlent, mais dont on ne comprend plus ou pas encore la langue. Et puis, à son tour, il les avait un peu oubliées, ensevelies sous le poids du temps, de l’habitude et des végétaux. C’est à l’une de ces visites que remontaient les photographies qu’il leur avait montrées — des tirages anciens, conservés dans un classeur usé. Sur l’une d’elles, cinq personnes posaient autour des pierres, assises ou accroupies. L’instant évoquait un pique-nique ou un délassement en plein air, simple et convivial. On y reconnaissait, à l’arrière-plan, près de ses parents, un jeune garçon — Tadhg Ó Maoláin lui-même. À leurs côtés, un homme aux cheveux blancs et au sourire large, visiblement le meneur du groupe. L’image datait d’une autre époque, à en juger par les vêtements et le grain du tirage. On y devinait l’esprit joyeux du groupe, visiblement nommé The Eolas Circle, ainsi que le titrait une mention manuscrite, dans la marge de la photo. Et puis, un jour, expliqua le vieil homme, ils avaient cessé de venir. — Je ne les ai plus revus, termina l’agriculteur, et mes parents sont décédés peu après. Sous un épais tapis de ronces, la lame racla une surface dure puis buta plus violemment contre une pierre saillante. L’Alchimiste se pencha aussitôt, écarta les herbes avec précaution, et mit davantage d’énergie à déblayer la zone. La pierre se tenait à la verticale, trop nette pour être le fruit du hasard — dressée, elle avait sans doute été placée là. C’est du moins ce qu’il espérait, n’ayant pas l’intention de nettoyer toute la pâture. L’espoir monta en lui. Il redoubla d’efforts, reprenant son nettoyage par cercles concentriques, s’aidant des repères qu’il avait en tête. Deux autres pierres devaient se trouver à proximité, à quelques mètres à peine. Dix minutes plus tard, il les avait trouvées. Trois pierres, dressées, dans un alignement légèrement courbe. Elles émergeaient du sol, vestiges dressés dans la terre, polis par les saisons, silencieux et patients. L’Alchimiste s’assit un instant, le souffle court, non de fatigue mais d’émotion. Il posa sa main sur l’une d’elles, encore humide de la rosée que les ronces avaient retenue. Elles étaient modestes dans leurs proportions. La plus haute ne dépassait guère un mètre, la plus petite à peine cinquante centimètres, en partie enfoncée dans la terre. Rien d’imposant, rien de spectaculaire. Mais elles étaient là, debout, obstinées. L’Alchimiste s’agenouilla, et entreprit de nettoyer la surface des pierres. Il frotta d’abord doucement, puis plus franchement. Il se saisit de la faux, et se mit à gratter, en prenant soin de n’abimer ni la pierre, ni la lame. « Au point où elle en est, pensa-t-il, un peu plus d’usure ne fera pas grande différence ». Un peu de terre sèche se détacha, mêlée à une mousse fine et à un voile de lichen blanchâtre — ces couches lentes que le temps dépose sans hâte. Il poursuivit, méthodique. Peu à peu, la surface reprenait forme. Des aspérités se dessinaient. Des stries. Des marques. Il plissa les yeux. Au début, rien n’était sûr : ces traits pouvaient n’être que le fruit du hasard, des plis et des fissures naturelles, des coups du gel ou du vent. Et puis, au fil des secondes, son regard s’adapta. Les lignes se précisaient. Certaines étaient droites, obliques, parallèles. Trop nettes, malgré leur usure, pour n’être que l’œuvre du hasard. Il y en avait peu. Trois, peut-être quatre groupes de traits à peine discernables, sur la face étroite d’une des pierres. Mais leur présence, même ténue, suffisait. Il y avait là quelque chose. Une inscription. Une intention. Il passa lentement la main sur la surface gravée, comme pour saluer ce message ancien, oublié, et pourtant encore lisible. Il examina les autres pierres, et après un moment reconnut des marques semblables, qu’il prit soin de photographier. Il s’interrogea sur leur âge véritable et sur la dernière fois où quelqu’un les avait remarqués. Il prit encore un instant. Après tant d’efforts à débroussailler, il se trouvait maintenant devant les pierres, sans savoir quoi en faire. Le silence qui les entourait ne réclamait ni geste ni parole. Il se contenta de les contempler, immobile, comme on reste devant quelque chose de rare, de fragile, dont on ne sait s’il faut le préserver, l’interroger ou le laisser en paix. Il se délecta de ce moment suspendu, intime, presque secret. Puis, il reprit son pull, roulé à côté de lui, et l’enfila. Les nuages, jusqu’alors tenus à distance, commençaient à s’épaissir, et la lumière du matin s’émoussait. Il sentit tomber les premières gouttelettes de la journée. Il rabattit son chapeau. Il lui restait encore quelques jours à passer sur les chemins de l’Irlande, avant le retour. Son passage dans le Connemara touchait à sa fin, et déjà il réfléchissait à l’étape suivante. D’autres lieux qui l’attendaient, inscrits dans son carnet, pointés sur la carte. Mais sans doute seraient-ils moins surprenants. Le fil de son séjour était tracé, assez souplement pour accueillir les imprévus, mais suffisamment tendu pour guider sa marche. Ce qu’il venait de redécouvrir — tout à fait littéralement, comme on enlève ce qui couvre —, au beau milieu d’un champ broussailleux, avait toutefois la saveur d’un cadeau. Une offrande faite par le hasard, ou peut-être par la mémoire des lieux elle-même, qui sait ? Ils s’étaient approchés sans bruit, attirés par l’odeur douce des herbes fraîchement coupées. Quelques touffes encore humides jonchaient le sol en bordure de la parcelle, et les poneys s’en régalaient sans méfiance, mâchant lentement, paisiblement. Ils levaient parfois la tête, le museau encore couvert de brins, comme pour s’assurer de la tranquillité des lieux, puis reprenaient leur repas en silence. L’Alchimiste rassembla ses affaires, saisit son sac, jeta un dernier regard aux pierres, et s’éloigna doucement, laissant derrière lui la parcelle à ses nouveaux occupants. Même s’il n’en attendait rien, il savait qu’il lui serait impossible de tourner la page sans chercher à comprendre — c’était dans sa nature. Il lui faudrait, encore, trouver comment lire ces signes, cueillis là. Ou du moins les comprendre assez pour qu’ils ne se taisent pas tout à fait.
I - XV
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Itinérance : une invitation à prendre la route
Le récit conduit l’Alchimiste dans un périple à travers les lieux riches en histoire que sont Inchiquin, Wéris, Le Rœulx, le Morbihan, le Norfolk et Koksijde, notamment. Ce voyage, minutieusement tracé, fait de chaque étape un tableau révélateur de patrimoines parfois méconnus, tissant des liens comme trame d'une itinérance. Par ce parcours et incitation à voyager dans l'histoire et temps, l’auteur invite le lecteur à une expérience immersive, où le plaisir de la découverte se double d’une valorisation de ces régions.
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Sébastien STh Biset est docteur en histoire, art et archéologie, professeur de théories de l’art, musicien, zythosophe et oikopoiète.
Originaire du Rœulx (Hainaut, Belgique), il livre dans ce texte le fruit d’une recherche empirique, expérientielle et spéculative.
Une confrérie locale le surnomme l’Alchimiste.
Cet ouvrage poursuit l'itinérance engagée par l'Alchimiste dans Ampolline, le chant de l'abeille.












































